Désolé (d’avoir à le dire), mais le travail ne fait pas partie de mes valeurs…

Je ne suis pas un gros dormeur, je n’aime ni les grasses matinées, ni les courtes soirées. J’appartiens donc, objectivement, à la « France qui se lève tôt ». On ne choisit pas certaines choses… Mais on choisit ses amis et le sens que l’on donne à sa vie. Et si je n’aime pas rester au lit à ne « rien faire », je préfère peut-être encore ça à aller travailler plus pour gagner plus…

Travail et travail…

L’auteur de ces lignes n’a jamais compris en quoi le travail pouvait être une valeur. Le travail n’est pas une idée, ce n’est pas un idéal à atteindre. C’est une activité, une réalité. Le travail n’est pas de l’ordre de la Liberté, de l’Egalité ou de la Fraternité. Il ne se contemple pas, il se fait. Il est dans la caverne, pas sur les sommets…

En tant qu’activité, contrairement aux valeurs qui dans un système idéologique donné sont polarisées par essence, le travail est ambivalent : il peut être une activité proprement humaine qui permet d’exprimer sa créativité, sa sensibilité et ses talents ; ou il peut être une activité de survie qui vise l’obtention de moyens de subsistance (c’est la punition divine, la fin de l’Eden, le jardin de la glandouille).

Tout le mensonge de la valeur-travail (au sens moral) repose sur la confusion de ces deux facettes du travail. Ce que le démagogue répète à satiété c’est : « travaillez, c’est ce qui fait de vous des êtres humains ». Et pour prouver son propos il donne en exemple les cas dans lesquels la même activité matérielle permet à la fois la survie et l’épanouissement : le travail du médecin, le travail de l’artiste, le travail du footballeur, en un mot, le travail du passionné. Il entonne même la chanson de la fierté du travail bien fait, du devoir accompli et petit à petit il nous fait croire que l’activité travail est en elle-même positive. Il nous fait croire que le travail est un but en soi, non pas seulement le travail libre, choisi, ou créatif, mais tout travail. Il prend prétexte de l’existence du travail-création pour élever au rang de valeur le travail-survie.

Au-delà même de la valeur intrinsèque attachée au travail, cette philosophie repose sur une vision du Monde dans laquelle le travail est une valeur parce qu’il est le prix à payer pour nos droits. La sueur de notre front est le prix à payer pour mériter ce que le Monde peut nous offrir. L’idée fondamentale de la valeur-travail est que l’on devrait acheter son droit à la survie, mériter le droit de vivre et d’exister. Notre travail est la conséquence de notre chute, c’est le prix de la connaissance (Ge 3 :17). Il faut travailler sans plainte, sans espoir d’un Monde meilleur (l’Eden est d’ailleurs définitivement fermé, Ge 3 :24), ou devrais-je dire sans l’espoir que CE Monde soit meilleur un jour. Nous n’aurons que les fruits de notre travail, de notre souffrance, de nos efforts.

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Adam et Eve qui ont merdé (Gustave Doré, 1868)

Il faut payer pour survivre, pour vivre et…pour jouir. Car dans un dévoiement étrange la Droite d’aujourd’hui s’est éloignée de l’ascétisme originel (l’herbe des champs et le pain de la sueur) pour justifier, par la soi-disant valeur travail, les pires inégalités. Le travail donnerait donc non seulement droit à l’existence, à la survie, mais également, quand les efforts sont particulièrement couronnés de succès, à une jouissance légitime, légitime parce qu’enfantée dans la douleur (comme le si incontestable « bonheur d’être mère ») contrairement à la jouissance de Gauche, qui est indigne et viciée parce qu’issue de l’oisiveté.

Pour l’auteur de ces lignes cette conception ne peut pas, ne doit pas, être acceptée par la Gauche humaniste. Celle-ci doit s’appuyer sur la dichotomie constitutive de la pensée « en dehors » de Dieu, c’est-à-dire humaniste, en tant que l’Homme y est une fin en soi et le seul maître (si angoissant que cela soit) de sa destinée. Cette dichotomie est celle que j’ai exposée plus haut, la séparation entre le travail-survie et le travail-création. L’objectif proprement humaniste me semble devoir être de tout faire pour que les Hommes (tous les Hommes) puissent réduire au minimum le temps du travail-survie pour étendre celui de l’épanouissement et de la création (qui peut passer, ou non, par le travail). Ceci ne constitue pas une négation de l’effort mais au contraire une affirmation que le Monde dans lequel nous vivons serait meilleur si tous nos efforts n’étaient pas tournés vers la survie.

Une autre conception.

Je n’ai pas demandé à venir au monde, personne ne l’a fait. Et la seule chose dont je sois absolument sûr est que mon temps y est compté. Cette conscience, cette idée fondamentale que rien ne nous justifie sinon nous même et ce que nous faisons de nos vies n’est désespérante que dans un premier temps. On voudrait faire croire, en parlant de l’espérance du croyant comme seule alternative au gouffre sans fond du doute et de l’angoisse humain, que cette idée n’est que désespoir. Au contraire, elle est libératrice parce qu’elle est responsabilisante (ce qui devrait d’ailleurs séduire tous les amis des devoirs avec un grand « D »). Nous ne sommes pas sur Terre pour racheter quoi que ce soit, nous ne devons rien prouver, rien mériter. Nous sommes juste ensemble, jetés dans le Monde. Il n’y a pas de raison à cela, mais certes, ainsi, tout devient possible.

Pourquoi devrait-on mériter quoi que ce soit ? Nous vivons, c’est un fait. Ce n’est ni un droit, ni un cadeau, ni une damnation. Nous mourons, c’est un fait. Ce n’est ni une libération, ni un cadeau, ni une punition à infliger. Entre temps… Et bien entre temps la question est de savoir ce que nous faisons du temps !

Alors oui, je pense qu’exprimer sa créativité est positif, je pense que s’élever intellectuellement est positif, je pense même que passer du temps à faire « ce que l’on aime », quoi que ce soit (sous réserve que cela n’entrave pas la possibilité pour autrui de faire de même), est positif. Mais pour cela il faut du temps me direz-vous, et seuls les riches ont du temps… Je serai donc du côté des oisifs et des puissants, alors que la Droite, elle, serait du côté de ceux qui travaillent, de ceux qui sont en contact avec la réalité ?… Non. La seule conclusion à tirer de ce constat est que donner du temps à ceux qui n’en ont pas, sans vouloir leur imposer une manière de l’utiliser (ni par la publicité, ni par le prêche), c’est la mission et la justification historique de la Gauche.

Un contrat social, pourquoi faire ?

Le travail n’est pas une valeur, ce n’est pas non plus une punition divine implacable. Dans les sociétés modernes qui se développent sur l’engrais du progrès techniques, nous sommes en mesure de réduire le temps nécessaire à assurer notre survie. La soi-disant « valeur-travail » doit être combattue, parce qu’elle est un masque pour l’asservissement et l’aliénation. Le travail est une activité et en cela il doit être pensé en fonction de sa réalité concrète et pas d’une prétendue valeur morale. Il doit être réalisé de la manière la plus efficiente possible afin d’assurer le maximum de confort collectif. Il n’est pas une fin, mais un outil.

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Portrait du mineur sovietique Alexei Stakhanov (1906-1977) heros ouvrier apres avoir remporte des records d’extraction de charbon. Il donna son nom au stakhanovisme. Vers 1935 ©Lebrecht/Leemage

Quand on me dit que la réduction du temps de travail est une absurdité économique, j’ai tendance à répondre que les principales raisons pour lesquelles j’aime cette idée ne sont pas économiques. Quand on me dit qu’il faut mécaniquement relever l’âge de la retraite parce que l’espérance de vie augmente, je fais semblant de ne pas comprendre l’argument tant ses fondements idéologiques, bien enrobés dans la philosophie de la « bonne gestion » et du « bon sens », me paraissent mensongers.

Je pense que s’il y a un intérêt à la Cité et au contrat social il réside dans la mutualisation des ressources et des efforts. De même que le progrès technique, la mise en commun nous permet d’être plus efficaces.

Mais je ne pense pas que l’efficacité soit une fin en soi. Je ne pense pas que ce soit une valeur qui serait tout simplement bonne (ou tout simplement mauvaise d’ailleurs). Je ne pense pas non plus que l’efficacité nous permette de montrer que nous avons bien travaillé et que nous méritons la jouissance ou le salut. Je pense sincèrement que le but de l’efficacité c’est de nous donner du temps, pas du temps pour travailleur plus (et gagner plus, comme disait le slogan), mais du temps pour nous permettre de nous abstraire de la Nature. Je pense que l’efficacité est bonne parce qu’elle nous permet de réduire au minimum le temps consacré à la survie. Et, pour paraphraser les économistes, je pense que c’est pour cette raison que l’inefficacité est inique.

Le travail n’est pas mon ennemi, parce qu’il faut bien manger, mais il n’est pas ce qui m’élève, il n’est pas ce qui donne un sens à ma vie. Personne n’a à mériter de survivre et la fin de toute société politique est que tous puissent, dans leur vie, faire bien plus que de survivre…

Le travail n’est pas une de mes valeurs, mes valeurs sont autres et leur fin est le bonheur humain. Elles n’ont pas la prétention de justifier l’absurde de notre existence, simplement la volonté de la rendre meilleure. Et après tout si notre existence est une fin en soi, la rendre meilleure, n’est-ce pas la meilleure justification possible ?

Fantassin, procrastineur oisif à « C’est quoi la Gauche ».

 

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